samedi 17 janvier 2015

Kill kill faster faster



Joey One-Way sort de prison. Dix-sept ans derrière les barreaux, comme on dit. Il a tué Kim, sa Kim. Il ne s'en souvient pas vraiment. Il a parfois des absences Joey. Il veut bien croire que c'est lui, mais il ne sait plus, il l'aimait tant.
Faut pas l'emmerder Joey. A peine arrivé, il a vite compris qu'il devrait marquer son territoire. Le premier qui aura essayé de le restreindre finira sans couilles et de la merde plein la bouche. Personne n'aura rien vu. Personne ne saura dire ce qui s'est passé. Personne n'essayera plus de restreindre le territoire de Joey.
Il écrit Joey. Il est publié Joey. Il fait du bruit Joey. Quand il sort Joey, on l'attend, on lui déroule le tapis rouge de la gloire et le tapis vert des dollars, on l'engage comme scénariste on lui demande des miracles. Joey fait ce qu'on lui dit, tant qu'on les lui casse pas.
Il n'a plus baisé depuis 17 ans Joey, au moins, parce qu'avec Kim c'était déjà plus vraiment ça, il ne se souvient pas s'ils baisaient encore, il ne sait plus, il ne sait plus grand chose de Kim, sa Kim, son amour, il parait qu'il l'a tuée, mais il ne s'en souvient pas, peut-être.  Alors, quand il sort, il va baiser Joey. Sauf qu'il n'y arrive pas Joey. Alors, il bouffe des chattes Joey, il aime ça Joey, il aime ça butiner. Il butine Flower, la femme de celui qui l'a sorti de taule, qui lui a déroulé le tapis vert et rouge, qui lui tape dans le dos en lui disant qu'il est génial; il l'a butine et se laisse vider les couilles comme il peut. Flower qui est passée par les mêmes cases prison et écriture que lui.
Joey a deux filles. Deux filles que tu as abandonnées Joey lui martèle sa belle-mère, la mère de Kimba, sa Kim, que tu as tuée répète-t-elle que tu as tuée. Il pense à ses filles. Il veut voir ses filles. Il verra ses filles. Elles ne le verront pas.
Et puis arrivera ce qui doit arriver. Il n'aura pas fait toujours très attention Joey, il ne se souviens plus vraiment de comment ça c'est passé, mais il en saura suffisamment pour savoir qu'il s'est fait avoir.
Joel Rose fait dans le classique - taule, baston, écriture,  regret, violence, cul, trahison, maîtresse, meurtre -, il réussit à accrocher par une écriture embrouilleuse, répétitive, chaotique, non-linéaire. On ne sait pas qui parle, qui raconte, qui dit. On lit et on observe Joey se débattre dans un monde où il n'a rien à faire.  On va au bout, parce qu'il faut bien. On s'emmerde un peu, mais pas trop. C'est déjà ça.

C'est comme ça que ça finit : Putain, t'es encore vivant, non?

Joel Rose : Kill kill faster faster - Points Seuil (Roman Noir), 206p, 2013

mardi 6 janvier 2015

Vera




Vera, c’est l’histoire de Ada, Augusto et Vera. Ils ont quitté l’Italie pour fuir le fascisme, ou en tout cas pour fuir ce que le fascisme allait faire de l’Italie. Ils sont allés en Angleterre, à Londres. Lui Augusto le Frioulan. Elle Ada la Romagnola. Et Vera, un peu des deux.

En Angleterre, ils font ce qu’ils peuvent pour qu’on ne les remarquent pas. On les remarque bien sûr. Leur apparence. Leur teint. Leurs manières. Et puis surtout la langue, cette langue anglaise qu’ils ne parlent pas vraiment, mais qu’ils parlent suffisamment mal pour qu’on sache qu’ils ne sont pas d’ici. Pour Vera, c’est différent. L’école fait son oeuvre. Ce sera elle le trait d’union entre ses parents et leur nouvelle patrie.

Vera se souvient de l’Italie. Et l’Italie se souvient de Vera. Dans le Little Italy londonien, gli Italiani dell’estero sont une proie de choix pour l’ambassade et son personnel convertisseur. En plus de l’école anglaise, Vera suit les cours d’italien et surtout de civilisation italienne. Elle partira en voyage organisé pour l’Italie, pour Rome, elle y rejoindra des milliers de jeunes qui comme elle viennent vénérer il Duce.

De retour, les choses ne seront plus jamais les mêmes. La guerre s’annonce. Les Italiens deviennent petit à petit des ennemis, même ceux qui vivent depuis longtemps en Angleterre sont montrés des yeux. Quand la guerre est là, Churchill ordonne l’arrestation de milliers d’hommes. Certains sont envoyés vers l’Ecosse, dans des camps. Augusto disparait dans le naufrage du bateau qui emmène ces ‘ennemis de l’intérieur’, ces Allemands, ces Italiens dont le seul tort, pour beaucoup est de s’appeler Augusto ou Hans.

Ada se mettra à chercher son mari dans les bureaux militaires, puis dans tous les cimetières de la ville, elle délaissera son épicerie à mesure qu’elle perd la tête. Vera travaille. Elle trouvera de quoi nourrir elle et sa mère, en servant dans un restaurant français qui sert des plats dont seul le nom goûte je français, concoctés par un couple qui n’a de français que ce que leurs clients veulent bien croire.

C’est dans cette clientèle, essentiellement composée de jeunes miliciens français en exil, qu’il faut chercher celui qui est le père de Ben, le fils qu’aura Vera. Elle ne sait qui c’est. Il y en a eu tellement, qu’elle ne sait pas. Il est français, c’est en tout cas ce qu’elle croit.

Ada perdra la tête en cherchant en vain son Augusto. Ben perdra les mots en ne sachant où les trouver. English? Italiano? Français? Quelle langue parle-t-il? Quelle langue doit-il parler? Un jour, il en a eu assez et il s’est tu. Hors de l’école, il sera parmi ceux qui volent, cassent, frappent. Il sera enfermé. Comme son grand-père.

Vera est un bon roman sur l’immigration, l’exil et le statut étrange qui sera celui des migrants et de leurs descendants, jamais vraiment d’ici, toujours un peu suspect, à jamais redevable d’ils ne savent quoi. C’est aussi un roman sur la langue de ceux qui ont plusieurs patries et plusieurs langues. Il faudrait laisser du temps pour s’y installer dans ces patries et dans ces langues, même si elles sont lointaines; mais non, on demande de choisir, et de préférence vite. Quand on n’a pas le temps nécéssaire pour s’installer, on occupe mal les lieux, et parmi ces lieux, il y a la langue. Car, le véritable territoire, c’est la langue.  C’est ce que tente de nous dire Jean-Pierre Orban en mêlant les langues française, italienne et anglaise. C’est un choix. Cela dessert plutôt le texte. En tout cas, il alourdit quelque peu le propos, par des répétitions inutiles et pesantes au fil des pages.

Un autre regret concerne l’équilibre des parties du texte, la fin surtout. Cette partie semble ramassée, voire bâclée. On sait peu de choses de Ben, et bien qu’il ait décidé de se taire, on aurait aimé l’entendre, en savoir plus que ce qu’en dit Vera. Bien qu’elle soit le personnage central de cette histoire, Augusto, Ada et Ben auraient mérité davantage d’attention, pas seulement pour varier les points de vue, mais aussi pour donner plus d’épaisseur à l’histoire. Mais peut-être est-ce une autre histoire, un autre livre à venir.

C’est comme ça que ça se termine : Jusqu’à ce que les horizons s’éteignent.

Jean-Pierre Orban – Vera – Mercure de France, 2014, 250p


samedi 3 janvier 2015

L'apiculture selon Samuel Beckett






 L’oeuf ou la poule. Beatles ou Rolling Stones. Messi ou Ronaldo. Huile ou beurre. On hésite. On doute. On discute. Il en va de même pour réalité et fiction. Qu’est-ce qui est vrai? Qu’est ce qui est faux? Que vaut-il mieux utiliser? Allez savoir. Mais bon, on s’en fiche quand même un peu. Prenez Samuel Beckett. On a vu ses portraits, ce visage grave taillé à la cisaille, ses lunettes sur le front, sa cigarette au bec, cette silhouette osseuse. Et bien, quand Martin Page nous dit qu’il a une barbe et de longs cheveux, qu’il est un peu plus épais qu’on ne le pensait, on y croit, on le voit ou on l’imagine. Et on s’en fiche un peu d’aller vérifier, d’aller fouiller n’importe où pour trouver un cliché qui le montrerait tel.

Martin Page nous donne à lire le journal de celui qui a travaillé pour Samuel Beckett. Cet étudiant en anthropologie l’a aidé à mettre de l’ordre dans ses papiers, dans ses souvenirs; il s’en fout de la postérité le père Samuel, mais bon, tant qu’à faire, autant que ses biographes, hagiographes, voire beckettographes aient du bon matériel. Oui, mais voilà, le travail est rapidement terminé. Ce n’est pas qu’il est radin, mais Samuel B. a payé pour dix jours de travail, alors, il va lui donner à faire pour dix jours. Et il va s’amuser à créer des originaux, des documents qui n’ont jamais existé, des souvenirs dûment répertoriés qui n’ont jamais eu lieu. Ils vont s’amuser à empiler, empaqueter et envoyer tout cela aux universités, aux savants qu’ils imaginent perdre pied devant toutes ces merveilles. Samuel Beckett quand même!

Il y a aussi ce metteur en scène suédois qui veut créer ‘En attendant Godot’ en prison et qui demande l’autorisation au maître. C’est oui, mais. Ce sera fait. Cela sera un succès incroyable. Jusqu’à la tournée organisée par les autorités, qui voyait là un exemple à montrer, à répéter ailleurs, et à cet après première représentation hors les murs où les détenus se sont fait la malle. Samuel en rit encore.

Martin, allez, cet étudiant appelons-le Martin, et Samuel vont frôler l’amitié, mais rester à distance. Le temps de chocolats chauds, de repas copieux et fins, de promenades et de confidences, de coups de téléphone et de visites improvisés. Le temps aussi de s’occuper des abeilles que S. Beckett garde sur son toit pour le miel qu’elles fabriquent.

Et puis, leurs chemins se sépareront.

Ce texte court, qui a la forme d’un journal, retrouvé par à l’Université de Reading dans les archives de Samuel Beckett, est un plaisir de littérature. Bien sûr, cela va mieux si l’on connaît Beckett, mais ce n’est pas vraiment nécessaire, le texte coule, on vit cette brève rencontre avec plaisir. C’est aussi un texte utile à qui se demande comment créer des personnages? comment créer un intrigue ou un récit? quoi dire? Prenez des souvenirs, des anecdotes, des faits réels ou à peu près, inventez-en d’autres, agitez et regardez ce que ça donne. Allez savoir si Beckett a inventé de fausses pièces biographiques; il en aurait sans doute été capable; allez savoir s’il s’occupait d’abeilles; elles auraient sans doute dit oui; allez savoir si entre deux invitations publiques, il se laissaient pousser les poils; cela lui aurait certainement été; allez savoir s’il portait des vêtements bariolés. Allez savoir. Ce n’est pas obligatoire, le personnage Beckett qui reste de ces quelques dizaines de pages est celui d’un écrivain qui pèse ses mots, qui aime la précision, qui cultive l’ironie et rit, et qui s’intéresse aux détails, notament la température idéale pour le chocolat chaud.

C'est comme ça que ça se termine : Ma thèse est terminée, relue, corrigée, relue, corrigée. Une nouvelle fois, ma vie commence et tout reste à faire.

Martin Page – L’apiculture selon Samuel Beckett – Editions de l’Olivier, 2013 (Points Seuil, 2014), 81p