vendredi 28 décembre 2012

Retour à Reims



Une vie de lecteur, ça rencontre parfois la vie tout court. L'autre jeudi, j'étais parti pour honorer une invitation à intervenir sur l'histoire de l'immigration italienne en Belgique. Je l'ai souvent fait, en formation, pour un public essentiellement belge ou exclusivement de primo-arrivants. Cette fois, j'intervenais dans le Hainaut, une région de mines et de mineurs, une région où il y a encore beaucoup d'anciens mineurs et leurs descendants. Une région où on vécu mes parents. J'ai fait ce que je m'étais engagé à faire... et je me suis ramassé une bonne partie de la salle dans la figure (sauf un vieux monsieur flamand et une enseignante italienne mariée à un Sénégalais musulman arrivée en Belgique depuis peu), ce qui pour un débat n'est pas plus mal. Je n'étais pas vraiment étonné, non, c'est le fait que ça me touche et me mette mal à l'aise qui m'a troublé. Je me doutais bien que ne pas être dans la 'martyrologie' liée à l'immigration italienne, à ses sacrifices, à son courage, etc. ne passerait pas aisément; ni que redire que les Belges n'avaient pas été aussi braves et accueillants qu'on le dit ne plairait pas aux voisins belges qui étaient présents ce soir-là; et que souligner qu'ils - Italiens et Belges - ne pouvaient s'entendre qu'en tapant sur plus bronzés, plus musulmans déplairaient aux deux.

Le lendemain, les organisateurs confirmaient mes appréhensions... ça n'avait pas plu. Ce lendemain, j'étais en congé, je suis allé chez le libraire chercher le livre que j'avais commandé : 'Retour à Reims' de Didier Eribon. Je ne l'ai pas lâché... ce que j'avais ressenti durant les échanges houleux et durant les heures qui avaient suivi trouvait un début d'explication et d'écho dans le récit que fait Didier Eribon de son "émancipation" de son milieu social et culturel. Il y a la honte, il y a l'incompréhension qu'on rencontre quand on quitte son milieu d'origine et que le solidarité naturelle envers eux n'est plus là, plus évidente, quand on les retrouve. Il dit bien le poids de l'éducation et des déterminismes collectifs liées aux classes sociales dans une trajectoire individuelle, le choc de la prise de conscience du fait qu'on ne veut plus être comme eux.  Le choc, c'est aussi d'être renvoyé à ses origines quand on essaie de s'en distancier. On n'a pas vraiment conscience d'être ce que l'on est, ni de l'endroit où l'on vit... avant de se frotter à d'autres gens et à d'autres milieux. Je n'ai pris conscience que je venais d'un milieu 'défavorisé' et d'un quartier 'pourri' qu'une fois que j'en ai fréquenté d'autres et que j'entendais ce qu'on en disait... ce qu'on m'en disait, sans savoir que je venais de là. Didier Eribon dit et décrit bien cela. Il a la capacité de problématiser ces sensations, ces situations, ces malaises, en ne les renvoyant pas à une quelconque psychologie des bas-fonds. Il les replace dans les rapports de domination, dans les évidences qui font que certains baissent les yeux, parce qu'ils ont appris à le faire et que d'autres trouvent normal qu'on le fasse pour eux.

Je sais bien que je n'ai rien à voir avec la vie de mes parents, mineur et femme d'ouvrage, mais je sais aussi d'où je viens et j'ai appris à ne plus avoir honte de le dire  quand je suis dans un milieu plus bourgeois, plus huppé, plus riche que celui où j'ai grandi. Cela n'est pas venu tout seul, il a fallu du temps. N'empêche que je ne vis plus les mêmes choses et que la façon pour le moins distanciée que j'ai eue de parler de cette histoire n'a pas plu à ceux pour qui elle relève toujours des fondements mêmes de leur identité. Ce soir-là, j'étais devant des pareils à mes parents, des pareils à moi... enfin des presque pareils, et c'est ce presque qui a fait mal tourner les choses.

'Retour à Reims' est un récit touchant, honnête, intelligent sur ce que coûte de quitter son milieu et de découvrir que l'on est différent jusque dans sa sexualité. Tout dans ce milieu qui valorise le faire, le corps, la virilité répugne à ne fut-ce qu'à croiser un homosexuel. Alors, imaginer qu'il y en a un dans sa propre famille.... C'est aussi de cette rupture là dont il parle. Voilà la sociologie dans ce qu'elle peut proposer de mieux. Celle qui permet à des gens comme moi de comprendre pourquoi un malaise s'installe, pourquoi on sent qu'on n'est plus forcément le bienvenu dans un endroit où on a pourtant été convié pour parler du bon vieux temps.


C'est comme ça que ça finit :

"Quand j'annonçais à ma mère qu'on m'avait offert un poste, elle me demanda, émue : 

Et tu vas être prof de quoi? De philosophie?

De sociologie plutôt.

C'est quoi ça? C'est sur la société?"

 
Didier Eribon : Retour à Reims - Champs Flammarion (Essais), 2010

dimanche 23 décembre 2012

Décomposition



Voyage de trois jours. Une jeune femme quitte La Nouvelle Orléans qui s'apprête à se coltiner Katrina. Elle roule vers Seattle, elle s'en va retrouver George, elle emmène Jack dans son coffre.  Elle l'a tué quelques heures plus tôt.  Jack qu'elle a aimé, qu'elle n'a pas quitté depuis qu'elle l'a croisé dans une causerie où il présentait un de ses livres, Jack dont la queue l'obsédait, Jack qui lui a sexuellement tout fait faire... Jack qui un jour a dépassé la limite. Elle lui a réglé son compte et s'en va donc retrouver George, qu'elle n'aime pas plus que ça mais qui a toujours été gentil et qui plait à ses parents et qui la comprendra.

Trois jours avec un cadavre dans son coffre, ça finit par sentir pas très bon. Ca pue, ça durcit, ça ramollit, ça commence à se laisser aller... en deux mots, ça se décompose. Une bonne partie du voyage va ainsi consister à masquer cette odeur qui s'installe au fur et à mesure que Jack se décompose, comme s'est décomposée leur histoire.

Le présent et le monologue, souvent illuminé, de la narratrice rend le texte très prenant. On est à côté d'elle, on écoute, on lui donne un coup de main, on l'accompagne volontiers dans ce qu'elle considère comme son joli conte de fée, où le Prince pourra être ramener à la vie par un simple baiser.


Voilà comment ça finit comme ça :

"La réponse est juste ici.
Je vais dormir et me réveiller plus forte de corps et d'esprit. Puis je trouverai un moyen d'ouvrir le coffre.
Je me pencherai sur toi et je t'embrasserai, Jack, et tu te réveilleras."


J Eric Miller - Décomposition - 10/18, 2010
  

lundi 17 décembre 2012

Trois lumières



Voilà un texte parfait. Dans le genre de 'Quatre soldats' de Hubert Mingarelli. Un texte court, prenant, mystérieux dans lequel on entre et on l'on est heureux d'être.

Cela se passe en Irlande. Une fillette, appelons-la Pétale comme le fait Kinsella, le type qui, avec sa femme, accueille et héberge Pétale quelques semaines. Pourquoi elle est là? On n'en sait pas grand chose, même quand on lui explique. D'accord, il y a un bébé qui arrive, mais quand même, la ribambelle est nombreuse, alors pourquoi elle? Voilà le genre de questions que l'on se pose, comme Pétale, de temps en temps, mais finalement, on laisse les jours passer et on s'installe dans l'histoire comme Pétale s'installe chez les Kinsella. Et puis un jour, il faut s'en aller. Les pourquoi seront toujours là. Tout l'art de Claire Keegan est cette capacité à suggérer, à montrer, à installer des ambiances et des scènes auxquelles on participe.

Elle montre bien comment se passe la vie à la campagne, dans un hameau, les secrets, les curiosités entre voisins, les commérages, les regards des uns et des autres. La sécheresse qui accable les habitants pendant cet été extraordinaire correspond à la sécheresse de leurs échanges, il y a une économie forcenée dans les échanges, comme si les mots étaient précieux au point de devoir les garder pour soi et ne donner que ceux qu'il faut.

Une belle belle réussite.


C'est comme ça que ça finit :

"Si une partie de moi veut de tout coeur descendre et dire qui s'est tellement bien occupée de moi que je n'en parlerai jamais, absolument jamais, quelque chose de plus profond me maintient là dans les bras de Kinsella toujours, cramponnée.
"Papa", je l'appelle sans relâche, je l'avertis sans relâche. "Papa"


Claire Keegan - Trois lumières - Sabine Wespieser, 2011 (10/18, 2012) 

 

samedi 15 décembre 2012

Le Japon n'existe pas



Salvador Fuensanta passe ses journées à balayer les vastes salles de l'aéroport où il est employé, mais surtout, il aborde les voyageurs pour une raison quelconque et leur raconte des histoires qui occuperont leur temps d'attente. Il les fait voyager dans des endroits où ils n'iront jamais, il leur parle des villes d'où ils viennent et qu'ils n'ont pas vues de la même façon. Voilà donc le complément idéal à 'Comment parler des lieux où l'on a pas été' de Pierre Bayard. Parler de n'importe quel endroit, même sans y avoir été, rien de plus simple, il suffit de recourir aux lieux communs, aux stéréotypes, aux cartes postales que nous avons reçues, des histoires qu'on nous a racontées. Et puis surtout, il suffit de parler des gens qu'on y aura(it) rencontrés. Ce sont les gens et leurs (més)aventures qui font qu'on va s'intéresser à une histoire. Salvador Fuensanta est passé maître dans l'art de raconter et d'intéresser tous ceux avec qui il passe un peu ou beaucoup de temps, avec qui il prend un café, à qui il explique le langage de séduction de la revue qu'on agite, les amours et désamours des unes et des autres, de ce jeune homme qui a pris une arme parce qu'il en avait assez ou du Japon qui n'existe pas, qui n'est qu'une invention faite pour vendre du matériel de haute-technologie. 

Voilà un moment de lecture très prenant. On est comme ces voyageurs, un peu otage des histoires qu'il raconte, interrompt, reprend... on a envie de savoir, on complète parfois, on poursuit quand l'histoire est abandonnée. On pense aussi au 'Bar sous la mer' de Stefano Benni, on est au premier temps de l'histoire, au premier moment où l'on raconte et où on écarquille les yeux, où l'on se prend à rêver. La voix de Salvador Fuensanta est envoûtante, convaincante, comme celle des bons raconteurs d'histoire, on ne l'entend pas, mais on la reconnaîtrait entre cent, c'est aussi ça la réussite du livre.


C'est comme ça que ça finit :

"Vous connaissez Icare? C'est une très jolie légende sur un homme qui voulait voler. Il vivait avec son père. Ils étaient prisonniers dans un labyrinthe. Un jour, ils ont l'idée de fabriquer des ailes en cire pour s'échapper par les airs et ça a marché, ils ont agité les bras et se sont envolés du labyrinthe. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. En réalité, c'est juste le début... "

Alberto Torres-Blandina - Le Japon n'existe pas - Métaillé, 2009, 2012 (version poche)


mardi 11 décembre 2012

b comme bière, la bière expliquée aux (grands) enfants



Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la bière, ses vertus et sa fabrication sans jamais eu l'occasion de le demander. Plus besoin de le faire, Tom Robbins vous dit tout. L'orge, le houblon, les cuves, le malt, la levure, la fermentation, l'attente, la mise en bouteille, l'ivresse, etc. 

Dans ce court texte, il met en scène  Gracie, presque 6 ans, son oncle Moe qui aime la bière comme on a besoin de respirer, la famille de Gracie et la Fée de la bière. C'est frais et a déguster sans modération. Si votre rejeton ou rejetonne doit faire une présentation en classe sur un sujet quelconque, dites-lui de choisir la bière et faites-lui lire ceci. Il/Elle saura tout et pourra raconter d'une façon aussi légère que la mousse qui repose sur la pils ou la Guiness ou la Chimay.

L'Oncle Moe intrigue Gracie quand il boit, quand il lui raconte des choses qu'elle comprend, alors que les autres adultes elle n'y comprend rien. La bière est une piste qu'elle va suivre.

On y apprend aussi pourquoi la bière. Pourquoi elle fait voir le monde tel qu'il est vraiment, le monde tel qu'il est réservé aux amoureux de la bière. Les dangers de l'exagération... oui, pour sûr, mais il y a la Fée de la bière qui veille... bon, parfois, elle rate son intervention, mais elle fait son maximum quand même. Il suffit d'y croire, comme souvent.

Allez, c'est bientôt Noël, alors, plutôt que Santa Claus et son Coca-Cola, prenez une bière. En tout cas, c'est ma tournée!


C'est comme ça que ça finit :

"Nous nous retrouverons, un jour, avait prophétisé la Fée de la Bière. Le monde ordinaire n'est que la mousse à la surface du vrai monde, du monde profond. Un jour, toi et moi, nous nous retrouverons."

Tom Robbins - b comme bière, la bière expliquée aux (grands) enfants - Gallmeister (Totem), 2012, 151p

vendredi 7 décembre 2012

Quelques jours au Brésil




Terminer un livre où il est, notamment, question de Brasilia et d'Oscar Niemeyer le jour de la mort de celui-ci, c'est une coïncidence somme toute normale quand on lit Bioy Casares. On en est quasiment pas surpris. Comme on est pas surpris que les seules personnes à qui il prête beaucoup de sympathie et un peu de culture font partie de la délégation belge.

1960, Adolfo Bioy Casares part au Brésil à l'invitation du PEN Club. Il passera son temps à se demander ce qu'il fait là et à l'écrire dans ce bref journal de voyage. Elsa Morante, Alberto Moravia et Roger Caillois sont les célébrités qui font partie du voyage, ils n'ont pas l'air plus au fait du sens de leur présence. C'est que ces réunions d'écrivains sensés parler, alors qu'ils n'ont envie et besoin que d'écrire, ce n'est pas l'idée du siècle, mais bon, le Brésil veut montrer sa modernité, surtout à un Argentin... celui qui vient du pays rival et haï.

Il passera du temps à attendre des nouvelles d'Ophelia, une gamine avec qui... il la pense, sans vraiment y croire, sans doute plus âgée qu'elle l'est. On ne saura pas, mais on se doute. 

C'est donc bien un texte pour inconditionnels Bioy Casares. Pour qui a lu 'L'invention de Morel' et n'en est jamais vraiment sorti. On se jette sur tout ce que le bonhomme a écrit, forcément. Pour les autres...


Et c'est comme ça que ça finit :

"Sur mon bureau m'attend une enveloppe affranchie à Rio, adressée à Adolfo B. Casares. Je l'ouvre et trouve un bout de papier, sur lequel, je lis non sans difficulté une phrase et une signature tracées au crayon : Vieux porc, corrupteur de mineures, tu ne m'attraperas pas. Ophelia"

Adolfo Bioy Casares - Quelques jours au Brésil - Christian Bourgois, 2012, 88p

mardi 4 décembre 2012

Toi et moi




Il nous arrive à tous de commencer un livre ou de regarder un film et de se dire que décidément ça ne marche pas, que c'est mal barré, que cette histoire ne tient pas la route. C'est ce qui se passe dès les premières pages de Moi et toi,  ce gamin qui fait croire qu'il est au ski avec les parents de ses amis de classe alors qu'il se cache dans la cave, ça ne marche pas. Alors, oui, on se dit que c'est pas grave, des histoires improbables, la littérature et le cinéma en sont remplis, mais l'ensemble a sa cohérence et le monde qu'on nous propose a ses règles et on finit, plus ou moins vite, d'y entrer. Ici, même pas. Et en plus c'est d'un ennui... Lorenzo, ce gamin pas comme les autres nous dit, est juste bizarre comme tous les adolescents de son âge. Pour le reste, les péripéties sont banales, il n'y a pas de suspens, pas d'intrigue, pas... rien... niente... c'est même pas écrit, mais ça, bon, c'est peut-être la traduction.

Enfin, allez, soyons de bon compte, il y a cette courte scène à l'hôpital, quand il retrouve sa grand-mère mourante et qu'il lui raconte l'histoire du petit robot nettoyeur de piscine sensé dégommer Saddam Hussein. C'est le meilleur moment de ce court roman, quoi... une/deux pages? c'est toujours ça.

Mais bon, on nous dit qu'Ammaniti est un des plus brillants de sa génération... on pouvait s'attendre à mieux.


ça finit comme ça :

"Je soulève le drap et prends sa main jaunâtre. Elle est aussi maigre que dans la cave. Son visage est détendu et elle est toujours belle. On dirait qu'elle dort. Je me penche sur elle et je mets mon nez dans son cou."

Moi et toi - Niccolo Ammaniti - Robert Laffont, 2012, 150p

 

lundi 3 décembre 2012

Le Journal de Frankie Pratt



Gentiment vieillot, c'est ce qui vient à l'esprit quand on commence à lire ce journal; aussi vite oublié que lu, mais  construit comme toutes les histoires d'amour contrariées racontées et vues des dizaines de fois au cinéma, il n'est pas difficile de la reconstruire : une jeune fille découvre le monde et  l'amour, séduction, abandon, amant marié, séparation, coups de théâtre, rabibochage, mariage, etc. Non, l'intérêt, si intérêt il y a, se trouve dans la mise en page, le graphisme, les collages, etc qui constituent 95% du livre, c'est ce qui nous fait tourner les pages et poursuivre cette histoire somme toute banale et prévisible.
On nous dit sur la couverture que c'est "Une nouvelle forme d'art littéraire." espérons qu'il n'y en aura pas trop d'autre, c'est bon pour une fois.


Ca se termine comme ça :

"Veuillez ne pas déranger les occupants de cette chambre"

Caroline Preston - Le Journal de Frankie Pratt - NIL, 2012, 234p