vendredi 28 décembre 2012

Retour à Reims



Une vie de lecteur, ça rencontre parfois la vie tout court. L'autre jeudi, j'étais parti pour honorer une invitation à intervenir sur l'histoire de l'immigration italienne en Belgique. Je l'ai souvent fait, en formation, pour un public essentiellement belge ou exclusivement de primo-arrivants. Cette fois, j'intervenais dans le Hainaut, une région de mines et de mineurs, une région où il y a encore beaucoup d'anciens mineurs et leurs descendants. Une région où on vécu mes parents. J'ai fait ce que je m'étais engagé à faire... et je me suis ramassé une bonne partie de la salle dans la figure (sauf un vieux monsieur flamand et une enseignante italienne mariée à un Sénégalais musulman arrivée en Belgique depuis peu), ce qui pour un débat n'est pas plus mal. Je n'étais pas vraiment étonné, non, c'est le fait que ça me touche et me mette mal à l'aise qui m'a troublé. Je me doutais bien que ne pas être dans la 'martyrologie' liée à l'immigration italienne, à ses sacrifices, à son courage, etc. ne passerait pas aisément; ni que redire que les Belges n'avaient pas été aussi braves et accueillants qu'on le dit ne plairait pas aux voisins belges qui étaient présents ce soir-là; et que souligner qu'ils - Italiens et Belges - ne pouvaient s'entendre qu'en tapant sur plus bronzés, plus musulmans déplairaient aux deux.

Le lendemain, les organisateurs confirmaient mes appréhensions... ça n'avait pas plu. Ce lendemain, j'étais en congé, je suis allé chez le libraire chercher le livre que j'avais commandé : 'Retour à Reims' de Didier Eribon. Je ne l'ai pas lâché... ce que j'avais ressenti durant les échanges houleux et durant les heures qui avaient suivi trouvait un début d'explication et d'écho dans le récit que fait Didier Eribon de son "émancipation" de son milieu social et culturel. Il y a la honte, il y a l'incompréhension qu'on rencontre quand on quitte son milieu d'origine et que le solidarité naturelle envers eux n'est plus là, plus évidente, quand on les retrouve. Il dit bien le poids de l'éducation et des déterminismes collectifs liées aux classes sociales dans une trajectoire individuelle, le choc de la prise de conscience du fait qu'on ne veut plus être comme eux.  Le choc, c'est aussi d'être renvoyé à ses origines quand on essaie de s'en distancier. On n'a pas vraiment conscience d'être ce que l'on est, ni de l'endroit où l'on vit... avant de se frotter à d'autres gens et à d'autres milieux. Je n'ai pris conscience que je venais d'un milieu 'défavorisé' et d'un quartier 'pourri' qu'une fois que j'en ai fréquenté d'autres et que j'entendais ce qu'on en disait... ce qu'on m'en disait, sans savoir que je venais de là. Didier Eribon dit et décrit bien cela. Il a la capacité de problématiser ces sensations, ces situations, ces malaises, en ne les renvoyant pas à une quelconque psychologie des bas-fonds. Il les replace dans les rapports de domination, dans les évidences qui font que certains baissent les yeux, parce qu'ils ont appris à le faire et que d'autres trouvent normal qu'on le fasse pour eux.

Je sais bien que je n'ai rien à voir avec la vie de mes parents, mineur et femme d'ouvrage, mais je sais aussi d'où je viens et j'ai appris à ne plus avoir honte de le dire  quand je suis dans un milieu plus bourgeois, plus huppé, plus riche que celui où j'ai grandi. Cela n'est pas venu tout seul, il a fallu du temps. N'empêche que je ne vis plus les mêmes choses et que la façon pour le moins distanciée que j'ai eue de parler de cette histoire n'a pas plu à ceux pour qui elle relève toujours des fondements mêmes de leur identité. Ce soir-là, j'étais devant des pareils à mes parents, des pareils à moi... enfin des presque pareils, et c'est ce presque qui a fait mal tourner les choses.

'Retour à Reims' est un récit touchant, honnête, intelligent sur ce que coûte de quitter son milieu et de découvrir que l'on est différent jusque dans sa sexualité. Tout dans ce milieu qui valorise le faire, le corps, la virilité répugne à ne fut-ce qu'à croiser un homosexuel. Alors, imaginer qu'il y en a un dans sa propre famille.... C'est aussi de cette rupture là dont il parle. Voilà la sociologie dans ce qu'elle peut proposer de mieux. Celle qui permet à des gens comme moi de comprendre pourquoi un malaise s'installe, pourquoi on sent qu'on n'est plus forcément le bienvenu dans un endroit où on a pourtant été convié pour parler du bon vieux temps.


C'est comme ça que ça finit :

"Quand j'annonçais à ma mère qu'on m'avait offert un poste, elle me demanda, émue : 

Et tu vas être prof de quoi? De philosophie?

De sociologie plutôt.

C'est quoi ça? C'est sur la société?"

 
Didier Eribon : Retour à Reims - Champs Flammarion (Essais), 2010

dimanche 23 décembre 2012

Décomposition



Voyage de trois jours. Une jeune femme quitte La Nouvelle Orléans qui s'apprête à se coltiner Katrina. Elle roule vers Seattle, elle s'en va retrouver George, elle emmène Jack dans son coffre.  Elle l'a tué quelques heures plus tôt.  Jack qu'elle a aimé, qu'elle n'a pas quitté depuis qu'elle l'a croisé dans une causerie où il présentait un de ses livres, Jack dont la queue l'obsédait, Jack qui lui a sexuellement tout fait faire... Jack qui un jour a dépassé la limite. Elle lui a réglé son compte et s'en va donc retrouver George, qu'elle n'aime pas plus que ça mais qui a toujours été gentil et qui plait à ses parents et qui la comprendra.

Trois jours avec un cadavre dans son coffre, ça finit par sentir pas très bon. Ca pue, ça durcit, ça ramollit, ça commence à se laisser aller... en deux mots, ça se décompose. Une bonne partie du voyage va ainsi consister à masquer cette odeur qui s'installe au fur et à mesure que Jack se décompose, comme s'est décomposée leur histoire.

Le présent et le monologue, souvent illuminé, de la narratrice rend le texte très prenant. On est à côté d'elle, on écoute, on lui donne un coup de main, on l'accompagne volontiers dans ce qu'elle considère comme son joli conte de fée, où le Prince pourra être ramener à la vie par un simple baiser.


Voilà comment ça finit comme ça :

"La réponse est juste ici.
Je vais dormir et me réveiller plus forte de corps et d'esprit. Puis je trouverai un moyen d'ouvrir le coffre.
Je me pencherai sur toi et je t'embrasserai, Jack, et tu te réveilleras."


J Eric Miller - Décomposition - 10/18, 2010
  

lundi 17 décembre 2012

Trois lumières



Voilà un texte parfait. Dans le genre de 'Quatre soldats' de Hubert Mingarelli. Un texte court, prenant, mystérieux dans lequel on entre et on l'on est heureux d'être.

Cela se passe en Irlande. Une fillette, appelons-la Pétale comme le fait Kinsella, le type qui, avec sa femme, accueille et héberge Pétale quelques semaines. Pourquoi elle est là? On n'en sait pas grand chose, même quand on lui explique. D'accord, il y a un bébé qui arrive, mais quand même, la ribambelle est nombreuse, alors pourquoi elle? Voilà le genre de questions que l'on se pose, comme Pétale, de temps en temps, mais finalement, on laisse les jours passer et on s'installe dans l'histoire comme Pétale s'installe chez les Kinsella. Et puis un jour, il faut s'en aller. Les pourquoi seront toujours là. Tout l'art de Claire Keegan est cette capacité à suggérer, à montrer, à installer des ambiances et des scènes auxquelles on participe.

Elle montre bien comment se passe la vie à la campagne, dans un hameau, les secrets, les curiosités entre voisins, les commérages, les regards des uns et des autres. La sécheresse qui accable les habitants pendant cet été extraordinaire correspond à la sécheresse de leurs échanges, il y a une économie forcenée dans les échanges, comme si les mots étaient précieux au point de devoir les garder pour soi et ne donner que ceux qu'il faut.

Une belle belle réussite.


C'est comme ça que ça finit :

"Si une partie de moi veut de tout coeur descendre et dire qui s'est tellement bien occupée de moi que je n'en parlerai jamais, absolument jamais, quelque chose de plus profond me maintient là dans les bras de Kinsella toujours, cramponnée.
"Papa", je l'appelle sans relâche, je l'avertis sans relâche. "Papa"


Claire Keegan - Trois lumières - Sabine Wespieser, 2011 (10/18, 2012) 

 

samedi 15 décembre 2012

Le Japon n'existe pas



Salvador Fuensanta passe ses journées à balayer les vastes salles de l'aéroport où il est employé, mais surtout, il aborde les voyageurs pour une raison quelconque et leur raconte des histoires qui occuperont leur temps d'attente. Il les fait voyager dans des endroits où ils n'iront jamais, il leur parle des villes d'où ils viennent et qu'ils n'ont pas vues de la même façon. Voilà donc le complément idéal à 'Comment parler des lieux où l'on a pas été' de Pierre Bayard. Parler de n'importe quel endroit, même sans y avoir été, rien de plus simple, il suffit de recourir aux lieux communs, aux stéréotypes, aux cartes postales que nous avons reçues, des histoires qu'on nous a racontées. Et puis surtout, il suffit de parler des gens qu'on y aura(it) rencontrés. Ce sont les gens et leurs (més)aventures qui font qu'on va s'intéresser à une histoire. Salvador Fuensanta est passé maître dans l'art de raconter et d'intéresser tous ceux avec qui il passe un peu ou beaucoup de temps, avec qui il prend un café, à qui il explique le langage de séduction de la revue qu'on agite, les amours et désamours des unes et des autres, de ce jeune homme qui a pris une arme parce qu'il en avait assez ou du Japon qui n'existe pas, qui n'est qu'une invention faite pour vendre du matériel de haute-technologie. 

Voilà un moment de lecture très prenant. On est comme ces voyageurs, un peu otage des histoires qu'il raconte, interrompt, reprend... on a envie de savoir, on complète parfois, on poursuit quand l'histoire est abandonnée. On pense aussi au 'Bar sous la mer' de Stefano Benni, on est au premier temps de l'histoire, au premier moment où l'on raconte et où on écarquille les yeux, où l'on se prend à rêver. La voix de Salvador Fuensanta est envoûtante, convaincante, comme celle des bons raconteurs d'histoire, on ne l'entend pas, mais on la reconnaîtrait entre cent, c'est aussi ça la réussite du livre.


C'est comme ça que ça finit :

"Vous connaissez Icare? C'est une très jolie légende sur un homme qui voulait voler. Il vivait avec son père. Ils étaient prisonniers dans un labyrinthe. Un jour, ils ont l'idée de fabriquer des ailes en cire pour s'échapper par les airs et ça a marché, ils ont agité les bras et se sont envolés du labyrinthe. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. En réalité, c'est juste le début... "

Alberto Torres-Blandina - Le Japon n'existe pas - Métaillé, 2009, 2012 (version poche)


mardi 11 décembre 2012

b comme bière, la bière expliquée aux (grands) enfants



Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la bière, ses vertus et sa fabrication sans jamais eu l'occasion de le demander. Plus besoin de le faire, Tom Robbins vous dit tout. L'orge, le houblon, les cuves, le malt, la levure, la fermentation, l'attente, la mise en bouteille, l'ivresse, etc. 

Dans ce court texte, il met en scène  Gracie, presque 6 ans, son oncle Moe qui aime la bière comme on a besoin de respirer, la famille de Gracie et la Fée de la bière. C'est frais et a déguster sans modération. Si votre rejeton ou rejetonne doit faire une présentation en classe sur un sujet quelconque, dites-lui de choisir la bière et faites-lui lire ceci. Il/Elle saura tout et pourra raconter d'une façon aussi légère que la mousse qui repose sur la pils ou la Guiness ou la Chimay.

L'Oncle Moe intrigue Gracie quand il boit, quand il lui raconte des choses qu'elle comprend, alors que les autres adultes elle n'y comprend rien. La bière est une piste qu'elle va suivre.

On y apprend aussi pourquoi la bière. Pourquoi elle fait voir le monde tel qu'il est vraiment, le monde tel qu'il est réservé aux amoureux de la bière. Les dangers de l'exagération... oui, pour sûr, mais il y a la Fée de la bière qui veille... bon, parfois, elle rate son intervention, mais elle fait son maximum quand même. Il suffit d'y croire, comme souvent.

Allez, c'est bientôt Noël, alors, plutôt que Santa Claus et son Coca-Cola, prenez une bière. En tout cas, c'est ma tournée!


C'est comme ça que ça finit :

"Nous nous retrouverons, un jour, avait prophétisé la Fée de la Bière. Le monde ordinaire n'est que la mousse à la surface du vrai monde, du monde profond. Un jour, toi et moi, nous nous retrouverons."

Tom Robbins - b comme bière, la bière expliquée aux (grands) enfants - Gallmeister (Totem), 2012, 151p

vendredi 7 décembre 2012

Quelques jours au Brésil




Terminer un livre où il est, notamment, question de Brasilia et d'Oscar Niemeyer le jour de la mort de celui-ci, c'est une coïncidence somme toute normale quand on lit Bioy Casares. On en est quasiment pas surpris. Comme on est pas surpris que les seules personnes à qui il prête beaucoup de sympathie et un peu de culture font partie de la délégation belge.

1960, Adolfo Bioy Casares part au Brésil à l'invitation du PEN Club. Il passera son temps à se demander ce qu'il fait là et à l'écrire dans ce bref journal de voyage. Elsa Morante, Alberto Moravia et Roger Caillois sont les célébrités qui font partie du voyage, ils n'ont pas l'air plus au fait du sens de leur présence. C'est que ces réunions d'écrivains sensés parler, alors qu'ils n'ont envie et besoin que d'écrire, ce n'est pas l'idée du siècle, mais bon, le Brésil veut montrer sa modernité, surtout à un Argentin... celui qui vient du pays rival et haï.

Il passera du temps à attendre des nouvelles d'Ophelia, une gamine avec qui... il la pense, sans vraiment y croire, sans doute plus âgée qu'elle l'est. On ne saura pas, mais on se doute. 

C'est donc bien un texte pour inconditionnels Bioy Casares. Pour qui a lu 'L'invention de Morel' et n'en est jamais vraiment sorti. On se jette sur tout ce que le bonhomme a écrit, forcément. Pour les autres...


Et c'est comme ça que ça finit :

"Sur mon bureau m'attend une enveloppe affranchie à Rio, adressée à Adolfo B. Casares. Je l'ouvre et trouve un bout de papier, sur lequel, je lis non sans difficulté une phrase et une signature tracées au crayon : Vieux porc, corrupteur de mineures, tu ne m'attraperas pas. Ophelia"

Adolfo Bioy Casares - Quelques jours au Brésil - Christian Bourgois, 2012, 88p

mardi 4 décembre 2012

Toi et moi




Il nous arrive à tous de commencer un livre ou de regarder un film et de se dire que décidément ça ne marche pas, que c'est mal barré, que cette histoire ne tient pas la route. C'est ce qui se passe dès les premières pages de Moi et toi,  ce gamin qui fait croire qu'il est au ski avec les parents de ses amis de classe alors qu'il se cache dans la cave, ça ne marche pas. Alors, oui, on se dit que c'est pas grave, des histoires improbables, la littérature et le cinéma en sont remplis, mais l'ensemble a sa cohérence et le monde qu'on nous propose a ses règles et on finit, plus ou moins vite, d'y entrer. Ici, même pas. Et en plus c'est d'un ennui... Lorenzo, ce gamin pas comme les autres nous dit, est juste bizarre comme tous les adolescents de son âge. Pour le reste, les péripéties sont banales, il n'y a pas de suspens, pas d'intrigue, pas... rien... niente... c'est même pas écrit, mais ça, bon, c'est peut-être la traduction.

Enfin, allez, soyons de bon compte, il y a cette courte scène à l'hôpital, quand il retrouve sa grand-mère mourante et qu'il lui raconte l'histoire du petit robot nettoyeur de piscine sensé dégommer Saddam Hussein. C'est le meilleur moment de ce court roman, quoi... une/deux pages? c'est toujours ça.

Mais bon, on nous dit qu'Ammaniti est un des plus brillants de sa génération... on pouvait s'attendre à mieux.


ça finit comme ça :

"Je soulève le drap et prends sa main jaunâtre. Elle est aussi maigre que dans la cave. Son visage est détendu et elle est toujours belle. On dirait qu'elle dort. Je me penche sur elle et je mets mon nez dans son cou."

Moi et toi - Niccolo Ammaniti - Robert Laffont, 2012, 150p

 

lundi 3 décembre 2012

Le Journal de Frankie Pratt



Gentiment vieillot, c'est ce qui vient à l'esprit quand on commence à lire ce journal; aussi vite oublié que lu, mais  construit comme toutes les histoires d'amour contrariées racontées et vues des dizaines de fois au cinéma, il n'est pas difficile de la reconstruire : une jeune fille découvre le monde et  l'amour, séduction, abandon, amant marié, séparation, coups de théâtre, rabibochage, mariage, etc. Non, l'intérêt, si intérêt il y a, se trouve dans la mise en page, le graphisme, les collages, etc qui constituent 95% du livre, c'est ce qui nous fait tourner les pages et poursuivre cette histoire somme toute banale et prévisible.
On nous dit sur la couverture que c'est "Une nouvelle forme d'art littéraire." espérons qu'il n'y en aura pas trop d'autre, c'est bon pour une fois.


Ca se termine comme ça :

"Veuillez ne pas déranger les occupants de cette chambre"

Caroline Preston - Le Journal de Frankie Pratt - NIL, 2012, 234p



vendredi 16 novembre 2012

Les lois fondamentales de la stupidité humaine



Il y a cinq lois fondamentales.

La Première est que "Chacun sous-estime toujours inévitablement le nombre d'individus stupides existant dans le monde".

La Deuxième est que "La probabilité que tel individu soit stupide est indépendante de toutes les autres caractéristiques de cet individu".

La Troisième dit que "Est stupide celui qui entraîne une perte pour un autre individu ou pour un groupe d'autres individus, tout en n'en tirant lui-même aucun bénéfice et en s'infligeant eventuellement des pertes".

La Quatrième est que "Les non-stupides sous-estiment toujours la puissance destructrice des stupides. En particulier, les non-stupides oublient sans cesse qu'en tous temps, en tous lieux et dans toutes les circonstances, traiter et/ou s'associer avec des gens stupides se révèle immanquablement être une erreur coûteuse".

La Cinquième établit que "Lindividu stupide est le type d'individu le plus dangereux".

Les autres types d'individus sont le crétin, le type intelligent et le bandit. Le crétin est celui qui perd et fais gagner à l'autre. Le type intelligent est celui qui gagne et fait gagner à l'autre. Le bandit est celui qui gagne en faisant perdre à l'autre.

Gagner/Perdre... Carlo Cipolla n'était pas économiste par hasard. N'empêche que ce court texte, une quarantaine de pages - un long article - nous montre de qui nous sommes entourés, voire qui nous sommes. Et c'est vrai que des gens stupides, on en croise souvent et y repense à la lecture de ce texte, qui ne donne aucun exemple, mais on les voit aisément. En même temps, il nous arrive, sans doute, à tous, parfois, d'être stupide. Et, cela n'est pas vraiment rassurant.

Carlo Cipolla - Les lois fondamentales de la stupidité humaine - PUF, 2012


 


jeudi 8 novembre 2012

14




C'était il y a bientôt 30 ans, je travaillais en bibliothèque, je passais du temps avec un gars qui lisait des trucs que je ne connaissais pas, comme Christopher Isherwood, Sam Shepard ou Bertrand Visage. Alors, quand il m'a dit 'Tiens lis ça', j'ai pris et j'ai lu.

J'étais toujours sous l'influence des professeurs du secondaire et de leur Lagarde&Michard, alors, commencer un livre où un gars, un jour, sort d'une usine avec un chapeau mou sur la tête, je ne savais pas que c'était possible. Et pourtant, ça existait. C'était 'Cherokee', le premier roman de Jean Echenoz. Depuis, j'en ai pas raté un. Il y a de bonne année (souvent) et de moins bonne (rarement). Si vous ne le connaissez pas, foncez, vous ne serez pas déçus.

'14', c'est la guerre 14-18. C'est la mobilisation. Les hommes qui partent. Les villes qui se vident. Les femmes qui les remplacent dans nombre d'emplois. Il y a la camaraderie, les potes qui partent ensemble et qui ne reviendront pas tous. Ou pas entier. Il y a celle qui voit partir deux hommes qui comptent pour elle. Des frères. L'un est le père de l'enfant qu'elle porte. 

On reçoit des uniformes, des armes, des sacs, tout ça pèse. Le combat arrive tard. La mort surprend vite et beaucoup de ces jeunes hommes partis joyeux. On pue. On tremble. On écrit. On tue. On regarde mourir. On perd des proches. On perd des bouts de soi. On rentre un bras en moins.  La vie continue. Des enfants naissent. Les hommes reviennent et remplissent à nouveau les villes. Ils ne sont plus les mêmes. Ils sont fous. Ils sont tristes. Ils sont blessés, estropiés, handicapés.

Une femme sourira. Un enfant naîtra. Un homme revivra. Une famille se fera.

Jean Echenoz, c'est l'assurance de pouvoir se laisser porter par un rythme apparemment nonchalant, mais que vous ne pouvez abandonner. On passe d'un tableau à un autre, d'une scène à la suivante, comme ça, comme on met un pied devant l'autre, ça marche. C'est brillant. C'est drôle.

Du coup, je n'en veux plus vraiment à ce gars de m'avoir piqué mon blouson il y a bientôt 30 ans. Ca nous fait un bout d'histoire commune à tous les deux.


ça finit comme ça :

Il s'est couché près d'elle et l'a prise dans son bras, puis, il l'a pénétrée avant de l'inséminer. Et, à l'automne suivant, précisément au cours de la bataille de Mons qui a été la dernière, un enfant est mâle est né qu'on a prénommé Charles.


14 - Jean Echenoz - Editions de Minuit, 2012

mardi 6 novembre 2012

Quand l'empereur était un dieu




En 1941, les Américains se sont pris la pâtée à Pearl Harbour. Leur flotte du Pacifique s'est faite dézinguée par l'armée japonaise en moins de temps qu'il m'a fallu pour l'écrire. Ils n'ont rien vu venir. Enfin, il paraît, parce que, selon certains, ce n'était pas aussi surprenant que ça. Mais bon, je vous laisse vous faire votre idée par vous même, il suffit de taper 'Pearl Harbour' sur Google et vous aurez de la lecture.

En 1941, après la pâtée prise à Pearl Harbour, les Etats-Unis sont entrés en guerre contre le Japon. C'est une raison comme une autre. Sur le territoire américain vivaient des Americano-Japonais et en quelques semaines une centaine de milliers de ces citoyens seront internés dans des camps. Ils y resteront plusieurs années, le temps de la guerre.

C'est qu'Américano-Japonais, c'est pas vraiment américain. Alors pas de risque, on les enferme, loin, pour longtemps. C'est pour leur bien. C'est que les voisins, ceux avec qui on barbecuetait, avec qui on jouait, avec qui on discutait, vous regardent d'un autre oeil, vous qui avez les yeux, les cheveux et la même tête que ceux qui ont balancé des tonnes de bombes. Vous aurez beau être né dans le Massachusets, ne pas connaître le japonais et manger des hamburgers à tous les repas, rien à battre, vous êtes dorénavant l'ennemi, celui qu'on ne veut plus voir.

C'est ce que raconte Julie Otsuka; que je ne connaissais pas et qui  a reçu aujourd'hui le Prix Femina étranger 2012 pour son deuxième roman.  Un matin, un papa disparaît, emmené menotté de tôt matin en robe de chambre blanche. Quelques jours plus tard, le reste de la famille partira aussi. Ce seront des jours à ne rien faire, à attendre qui sait quoi. Ne rien dire. Baisser la voix, les yeux. Le retour aura lieu. Chacun ou presque, il y aura des exécutions, reviendra chez lui. Et là, on découvre que la maison a été occupée, vidée, saccagée, détruite parfois. On retrouve les voisins qui font comme si. Comme s'ils n'ont rien vu. Comme s'ils ne savaient pas. Comme si vous étiez partis en week-end pour pécher.

Tout cela est raconté avec une écriture sèche, sans effets inutiles. Il ne se passe pas grand chose et le presque rien devient l'affaire d'une journée. Une fleur. Une poussée de vent. Le lit de la cabane d'à-côté qui craque. L'attente des lettres du père qui ne raconte rien. On est chez soi, on doit quitter sa maison, on passe des années dans le désert, puis on revient. Rien n'a changé. Tout a changé. Les deux enfants ne se sentiront plus jamais chez eux dans ce pays où quoi qu'ils feront ils seront ceux par qui la menace est présente.

 

... ça finit comme ça :

Avisez-moi des crimes qui me sont reprochés. Trop petit, trop brun, trop laid, trop fier. Consignez tout cela par écrit - montre une certaine nervosité au cours de la conversation, rit toujours trop fort et au mauvais moment, ne rit jamais - et je signerai sur les pointillés. Est perfide et rusé, est impitoyable et cruel. Et si un jour on vous demande ce qu'en fin de compte je brûlais de dire, j'aimerais, si vous le voulez bien, que vous répondiez ceci :
Pardon.
Voilà. C'est tout. Je l'ai dit. Puis-je disposer, maintenant?


Julie Otsuka -Quand l'empereur était un dieu - Phébus, 2004, 180p (ou 10/18, 2008)

samedi 3 novembre 2012

Ali Rap, Muhammad Ali the First Heavyweight Champion of Rap



Ceux de ma génération ont bien connu Cassius Clay/Mohamed Ali. Il faisait partie du paysage, comme John Wayne et Tarzan. Ses combats étaient des événements qu'on ne voulait rater pour rien au monde. Comme Eddy Merckx dans le Tourmalet ou l'arrivée de l'Homme sur la Lune.

Bon, il faisait aussi souvent la Une des informations pour autre chose que la boxe. Une fois, il se convertit à l'islam. Une autre il refuse d'aller combattre au Vietnam et risque la prison. Un personnage qui allait tourner au mythe.Ce qui est certain, c'est que c'était une grand gueule comme on dit.

C'est ce que raconte ce beau gros volume. Le parti pris est d'avoir composé cette histoire à partir des coups de gueule, des bons mots  qui riment et rythment la manière dont Ali/Clay considérait l'American Way of Life, les rapports entre Blancs et Noirs, la boxe, l'esclavage, sa famille... tout cela à la manière de ce que font (ou essayent) les rappeurs, c'est rapide, efficace, juste, comme sa boxe, tout cela mis en page et images/photos par George Lois.

Et puis, en Belgique, Ali fait partie de l'histoire du pays. En 1976, Jean-Pierre Coopman a défié The Greatest. Cela s'est passé à Kinshasa. On a même fait une chanson pour l'occasion, "In Zaïre", qui fut un succès mondial. Et Ali à dézinguer Coopman.  N'empêche que ça aurait eu de la gueule un Belge champion du monde poids lourds.

Il parait que le livre est épuisé. Je n'ai pas vérifié. Je l'ai dégoté pour €5 chez mon bouquiniste préféré. Pour le reste, il y a votre libraire qui vous le trouvera, peut-être.


Les dernières lignes...

Horses get old
Cars get old
The pyramids of Egypt are crumbling



Ali Rap, Muhammad Ali the First Heavyweight Champion of Rap - edited and designed by George Lois - Taschen, 2006, 608p

lundi 9 janvier 2012

Le pilon




Vingt ans de la vie d'un livre. De son impression à son départ pour l'Afrique où il espère rencontrer d'autres lecteurs et d'autres compagnons de bibliothèque. Passionnant et drôle. Ludique et surprenant. Le pilon, ça pend au nez de tous les livres, quel que soit leur auteur, et le livre-héros y pense dès sa naissance, ça l'obsède, la mort, la destruction et surtout l'oubli.
Du fonds de sa caisse, sous les piles de ses pareils. Sur la table des libraires. Sur les rayonnages des bibliothèques, publiques ou privées. Où qu'il soit, il nous raconte avec qui il vit, il nous rapporte ce que disent les autres livres, on écoute 'Les frères Karamazov' discuter avec 'Alice au Pays des Merveilles'. C'est qu'ils sont bavards les livres, et quand la nuit est tombé, ils discutent.
Et puis, ils ont leur préféré les livres. Celui-ci a une tendresse particulière pour celle qui l'a emmené en Grèce. Il garde quelques grains de sable de la plage où il l'accompagnait. Avec le temps, une page sera cornée, une trace grasse restera; il arrive qu'on leur redonne un coup de jeune, une nouvelle couverture par exemple.

C'est drôle, je l'ai dit, et c'est aussi très documenté. On en apprend beaucoup sur l'économie du livre, sur la vie littéraire, sur  comment ça se passe chez le libraire, chez le bouquiniste, sur comment fonctionne ce marché. Plus que beaucoup d'ouvrages savants sur ces questions et en plus agréable, 'Le pilon' c'est aussi une bonne façon de comprendre comme fonctionne le marché du livre, d'en savoir un peu plus sur cette relation étrange entre le lecteur et ses livres.

Le pilon - Paul Desalmand - Quidam, 2006


lundi 2 janvier 2012

Faute d'identité




On aura beau dire, mais Guéand, Hortefeux et Pasqua... la France aura fait fort en matière de ministres de l'Intérieur ... Pasqua, ce fut les charters expulsant des migrants; à l'époque cela remuait les foules et les médias, aujourd'hui, les charters, ou avions assimilés, qui expulsent les migrants en situation irrégulière décollent partout en Europe, et peu nombreux sont ceux qui dénoncent encore. Comme le dit Isabelle Stengers, nous sommes entrés dans la Barbarie, c'est-à-dire dans le temps où l'impensable, l'ignoble, sont devenus banalités.

Les circulaires du même Pasqua prévoyaient, à la fin des années 1990, que toute personne résidant en France et souhaitant renouveler sa carte d'identité pouvait être tenue de prouver sa nationalité française, c'est-à-dire de prouver qu'elle a bien des origines françaises.  Ici aussi, ce qui avait remué les médias est devenu banal, banal sauf pour ceux qui, tout à coup, doivent prouver leur origine, leur nationalité, leur identité.

C'est ce qui arrive, en novembre 2009, à Michka Assayas; celui qui a réalisé ce passionnant Dictionnaire du Rock, fils de Raymond Assayas, dit Jacques Rémy, parce que dans le cinéma des années 1930, Assayas ça faisait quand même très très juif..., scénariste célèbre du cinéma français.  Souhaitant renouveler ses papiers, il a perdu son passeport, M. Assayas va être confronté à l'absurdité de devoir prouver, à passer 50 ans de vie en France, pays où il est né, qu'il est français.  

Ce texte est une démonstration de l'absurdité de cette démarche, absurdité de demander à quelqu'un de prouver qu'il existe, qu'il est bien celui qu'il dit être... Assayas le raconte bien. Mais cet événement vient chambouler l'évidence. Tout à coup, à force de rechercher des documents prouvant que, attestant que..., revient en mémoire toute une vie. C'est l'occasion pour Assayas, de retourner vers les racines familiales, en Turquie pour le père, en Hongrie pour la mère. Et paradoxalement, ce qui devait constituer une manière de prouver son attachement à la France et sa légitimité à y vivre, va aboutir, pour lui, à se rendre compte que ce pays, où il a tous les droits de vivre (cela sera finalement établi, documents à l'appui), n'est pas le sien, cette suspicion qui du jour au lendemain lui a collé à la peau, a conduit à l'évidence que si l'on est étranger un jour, on le restera toujours.


Faute d'identité - Michka Assayas - Grasset, 2011